Chants de Clippers et de longs courriers


CHANTS DE MARINS - 10/17 - Les clippers


Les matelots du long-cours se targuent à juste titre d'exercer, de tous les métiers de la mer, le plus "marin". Toute leur force de travail, toute leur science - qui est immense - est consacrée à l'art de gréer, d'entretenir et de manœuvrer la machine complexe qu'est le navire à voile; pas de temps consacré à la pêche ou à guerre, peu à la manutention des cargaisons. Le prestige des navigations a,u long-cours est d'ailleurs considérable (même si la conduite d'un petit caboteur dans les eaux dangereuses du Nord-Ouest européen demande plus de finesse manœuvrière !).

Leurs voyages durent jusqu'à dix-huit mois. L'univers du long-courrier se limite à la vie à bord, et au milieu très spécial des "quartiers de marins" avec leurs hôtesses et leurs bistrots. Arrivés à terre, les matelots se font un point d'honneur de dépenser en une semaine le produit de leur campagne, et sont donc obligés de retrouver aussitôt un nouvel embarquement. Ces joyeuses bordées, qui feront ensuite rêver en mer, ont inspiré contes et chansons : jean-François de Nantes, Naviguant dans le port de Nantes :

Navigant dans la port de Nantes

ou bien la Chanson du marchand d'hommes, aujourd'hui peu connue, qui décrit de façon vivante et précise l'arrivée du long-courrier et son court séjour au port :

Capitaine Toucran, de Granville, cité par Le Chasse Marée :
"Tous ceux qui naviguaient ferme, c'était en général des Bretons. Les trois quarts restaient dans les grands ports, à Dunkerque, au Havre, à Nantes; eh bien, dame, ils y étaient encore quand ils réembarquaient. Quand ils étaient là, ça allait tant qu'il y avait de l'argent, ils faisaient la ribouldingue et ils habitaient chez l'hôtesse, et là, ma foi, il n'y avait rien de trop cher pour eux. Ils étaient là huit ou dix jours, ça dépendait, et puis au bout de huit jours il y avait plus de sous comme disait une chanson: "Au bout de cinq à six jours de noce..."

Totalement dépendants de leur métier, les matelots sont vite coupés de leur milieu d'origine, deviennent des déracinés, voire des prolétaires. Une culture spécifique s'est ainsi élaborée, avec des croyances particulières, une littérature orale originale (contes, dictons marins, chants), et un vocabulaire hermétique aux non-initiés, qui est toujours la marque des vraies chansons de bord des long-courriers. Voilà pourquoi sans doute le capitaine Hayet, bien imprégné des préjugés propres à ce milieu, n'a voulu considérer comme marin que le répertoire du long-cours : les fameuses "dix-huit chansons de bord" (C'est-à-dire les quatorze chants publiés en 1927, plus la Carméline, le Navire merveilleux, le Bidon et le Curé de Landévant). Celles-ci constituent presque un code secret des matelots, c'est leur monde. Revenus à terre, ils ne les chanteront plus, leurs femmes ne les entendront pas, et les collecteurs auront bien du mal à se les faire chanter. Les autres marins ne s'y trompent d'ailleurs pas: "Ah non, ça c'est une chanson de long-courrier" disent bien souvent les terre-neuvas à qui l'on parle de jean-François de Nantes ou du Pont de Morlaix.

Jean François de Nantes

Les escales se font dans les grands ports (Rotterdam, Hambourg, Liverpool, San Francisco, Sydney...) mais aussi sur les rades des Antilles et surtout (au 19e siècle) dans les ports chiliens du nitrate et du guano. Dans ces ports se constitue un répertoire qui, par certains aspects, est international (même si les équipages français, relativement homogènes, conservent une originalité dans le monde cosmopolite des grandes marines de commerce nordiques et anglo-saxonnes). Un des chants les plus représentatifs, en l'occurrence, est Good bye farewell .. ce classique des appareillages dans les baies chiliennes était repris, chaque fois qu'un des deux cents navires en rade levait l'ancre, par des centaines de matelots de toutes nationalités. Moment inoubliable pour ceux qui l'ont vécu. Sa mélodie est un mélange de deux shanties anglaises: Good bye farewell et Blow the man down.

Les éléments empruntés à l'anglais ne sont donc pas rares dans le répertoire des long-courriers. En règle générale, ces emprunts se limitent à des formules de refrains ("En hissant on chantait aussi des formules en anglais de cuisine" rapporte le commandant Le Mesre, de Saint-Lunaire), mais les choses ne sont pas toujours très claires : Le Pont de Morlaix se chante sur un air rappelant celui de Haul away joe mais le refrain Haul away old fellow away qui n'est pas attesté dans les shanties britanniques, fait plutôt penser à une vieille formule, bien française celle-là : aloué la falaloué que l'on retrouve dans des chants de halage. Certaines ritournelles font appel à des clichés qui semblent internationaux : à Roulez jeunes gens roulez correspond Roll boys roll.

Ajoutons que plusieurs chants de long-courriers recueillis ces dernières années, et jusque-là inédits, sont en passe de devenir des classiques du chant de marins : Brassons bien partout carré, Naviguant dans le port de Nantes, Le Capitaine de Saint-Malo...